L'étalage des spéculateurs

Publié le par Romain

Cet après-midi, une petite foule s'était massée autour de la cathédrale du Christ Saint Sauveur, où avaient lieu les obseques de Boris Eltsine. Venus essentiellement par curiosité, nous souhaitions voir un peu l'ambiance qui régnait dans la population. Il est en effet assez clair qu'il est impossible d'en extraire un avis tranché et objectif sur la question, sans empiéter sur les sujets sensibles, voire completement tabous. Ces "больные вопросы" ressurgissent facilement quand on sort des sentiers battus de la discussion, et particulièrement quand on est étranger, car la simple évocation d'un fait propre à son pays peut être interprété comme une comparaison.
Ainsi quand j'ai répondu à Svetlana, qui me demandait ce que je pensais du 1er tour des élections en France, j'ai évoqué un résultat positif du point de vue démocratique : chute des extrèmes et forte participation. Ce à quoi elle a sèchement répondu : "Romain, la démocratie n'existe nulle part, ni chez nous, ni chez vous !".

Il est donc difficile d'aborder les sujets un peu trop politiques, et le consensus est loin de régner au sein de la population, j'en ai eu la confirmation aujourd'hui encore.

Debouts un peu en arrière du cordon de curieux, nous avons été abordés par deux jeunes journalistes, d'une télé régionale de St Petersbourg. J'ai du répondre à leurs questions en Russe, et j'ai tenté de faire de mon mieux. Les questions étaient assez banales, et portaient sur l'ambiance qui regne dans ce genre d'évènement en France. J'étais bien en peine de répondre, la seule experience de ce type était pour moi les obsèques de Mitterrand que j'avais vues à la télé à l'age de 11 ans...
L'instant était d'autant plus embarassant qu'une foule du curieux commençait à se rassembler autour de nous.
C'est parmi eux que les deux demoiselles ont trouvé leur seconde interview, et elles n'ont pas été déçues.
L'homme, la soixantaine, avec un costume gris et un béret, a commencé par dire qu'il n'avait pas trop d'avis sur la question, mais il s'est vite avéré que cela n'était que fausse modestie, car il aurait pu recouvrir toute la place rouge de pamphlets contre Boris Elstine.
Commençant par critiquer les journaux qui sont tous à l'unisson pour parler d'Eltsine comme d'un grand homme, il nous rappelle ses "crimes", citant un chiffre de 10 millions de jeunes morts sous son mandat. De quoi lui faire rejoindre le panthéon des pires dictateurs de l'histoire !
Mais ce n'était que le début, l'homme prenait vite des tours et il en est venu à affirmer que c'était le diable en personne qui mourrait aujourd'hui, et que la Russie n'avait jamais connu de dirigeant plus criminel. Il y'a quand même eu quelques réactions, la foule étant restée jusque la étonnament calme devant de telles énormités. Contre un de ses contradicteurs, il a même utilisé la force de la démocratie participative, invitant les gens à lever la main pour montrer qu'ils étaient d'accord avec lui, et a quand même receuilli 3 voix, le résultat restait difficile à interpréter car l'autre faisait la même chose en même temps...
Les journalistes étaient complètement dépassées par ce micro-trottoir qui tournait à la tribune populaire, notre homme était debout à 20 cm de la caméra et bougeait tellement qu'elles n'arrivaient pas à le suivre. Dans un élan de romantisme très 19e siècle français, il s'en est pris à la foule elle-même, citant en exemple le peuple de Paris qui à la place des Russes aurait déja élevé des barricades contre l'oppresseur. Quand la journaliste lui a demandé son nom pour cloturer l'interview, il a préféré rester anonyme, et comme elle insistait il a donné le nom de François Levent, un ancêtre français visiblement, et a embrayé sur le général De Gaulle qui, lui, avait réuni beaucoup plus de monde autour de son cortège funèbre, "comme Brejnev". Le discours tournait trop autour de la France pour que nous ne soyons pas pris à témoin devant tout le monde... Gagné !
- "Et les Français, ils sont où ?" repris notre Valjean moscovite.
- "Euuuh, là..."
Il s'exprimait dans le français impeccable et très livresque de celui qui l'a appris avec Hugo dans une main et Zola dans l'autre, comme mon prof de muscu qui me récite des poèmes de Verlaine que je n'ai jamais entendu...
- "Ah ! Les français, sous l'occupation allemande... Oui, vous n'étiez pas nés, mais n'est-il pas vrai que les français ont balayé ... l'étalage ... des ... des ... l'étalage des spéculateurs ?"
- "..."
Heureusement, il ne nous laissa pas le temps de répondre, cela eut été une minute de solitude supplémentaire.
C'est peu après qu'il a quitté les lieux, laissant la foule en proie à quelques accrochages sporadiques. Une toute petite dame, qui avait voté pour lui, dit à son amie :
- "C'est le genre de chose qu'il vaut mieux ne pas dire aussi fort"

Les deux journalistes, dont la cameragirl, visiblement émue, ne cédèrent pas aux demandes de certains de ne pas diffuser cette interview, mais refusèrent de donner le nom de leur chaine...

Petit à petit, les débat se turent, et la foule repris son calme presque indifférent. Toutes ces passion refoulées, la place resta baignée d'un silence de plomb.




Publié dans Curiosités

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O
Et tu dis que mes articles sont longs !!! :P
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